Par delà la réminiscence : la petite musique de Safet Zec.Gilles Kraemer, in "Les Nouvelles de l'Estampe" Quartier de Castello. Il examine une façade dont le crépi jaune se délite, regarde les branches d’un de ces arbres, dont les minuscules jardins, cachés derrière des hauts murs rouge brique, ont le secret. Rio della Pietà. L’église San Giovanni in Brágora, fermée comme beaucoup d’autres églises vénitiennes, apparaît à l’angle de la salizzada Sant’Antonini. Dans quelques instants, il sera chez lui, dans son immense salon blanc s’ouvrant sur le calme du campo. Safet Zec ne cesse de détailler Venise qui les accueillit, sa famille et lui, après qu’ils eurent quitté leur pays, de l’autre côté de l’Adriatique. Comme de la fumée cotonneuse, l’arbre de Zec semble flotter et ne se laisse voir, dans son intégralité, que dans quelques planches qui nous submergent par l’immensité de leur force. Grand arbre penché tiré sur papier kraft et découpes de journaux appliqués, Grand arbre sombre ou immense Sous l’arbre, l’eau-forte et la pointe sèche combinent leur puissance et leur douceur. L’arbre de Zec est celui sous lequel il fait bon s’étendre, rêver, oublier, s’endormir. C’est le chêne tutélaire qui nous enveloppe de son ombre protectrice. De ce feuillu, symbole de la puissance et de la force tranquille, Zec en retranscrit toute la noblesse. Il nous abrite de toute l’étendue de ses ramures, sa cime n’est déjà plus visible. L’arbre se libère de l’attache de son tronc, devient une masse, prétexte au jeu de la pointe sèche, de l’aquatinte et de l’eau-forte. Les branches flottent et deviennent une masse cotonneuse, sombre, cachant des trouées de lumière. L’arbre se veut haut et droit, frémissant, puissant et accueillant, telle une sentinelle, près d’une maison, d’un lac, d’une fenêtre, se haussant derrière une palissade ou un mur. Cette masse lourde nous protége et nous envahit de sa tranquillité. Son arbre, d’ombre et de lumière, mêle ses racines à celles des Trois Arbres de Rembrandt. Safet pose ses pas dans ceux de son glorieux aîné. Comme Rembrandt utilisant le cuivre de Hercules Segers Tobie et l’ange, effaçant au brunissoir les deux personnages pour ne garder que les arbres, et y greffant La Fuite en Egypte, Zec puise ses forces dans les déchirures de la nuit de van Rijn. Il y a quelques années, il gravait les paysages des alentours de Sarajevo, qu’il quitta en 1992, paysages de quiétude d’avant les folies de la guerre. Dans les grandes pointes sèches de cette époque, les maisons étaient noyées dans les arbres ; en haut de la colline, de grands arbres s’alignaient à distance. Arbres que l’on retrouve toujours et encore dans l’oeuvre de Zec mais maintenant, isolés, solitaires, devenant une grande masse de noirs se détachant sur les feuilles blanches. Dans ces temps heureux, les fenêtres étaient grandes ouvertes sur la nature, la table accueillante, dressée dans le jardin, la terrasse ou dans un intérieur, les chaises attendant un visiteur. Ce dialogue avec l’autre, avec celui attendu en ami, avec celui qui a souffert, Zec le poursuit en le transcrivant en vernis mou et technique mixte. Des mains se lèvent, se tendent, implorent, veulent attraper. Ces mains, celles de la prière et de l’attente, ne souffrent d’aucune infériorité face à celle des maîtres allemands de la Renaissance. Une miche de pain est solidement enserrée, dans un geste très fort de possession mais aussi de partage. Un visage de douleur cache son affliction ou son assourdissement derrière ses mains. Des bras étreignent un buste, l’enveloppent délicatement dans un mouvement d’une grande ampleur. Un homme est porté dans une brouette, dans une composition très proche du Christ mort de Mantegna. |