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JEAN-BAPTISTE SAVIGNY

Relation des évènemens
qui se sont passés sur le Radeau de la
Méduse

 

"Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable."
Boileau, Art poétique, chant III

 

Chargé par vous de faire connaître à la France les affreux événements qui se sont accumulés sur nos têtes pendant notre séjour sur le Radeau de la frégate la Méduse, ce n'est qu'en frémissant que je vais rappeler ces cruelles circonstances. Un voile impénétrable devrait à jamais les dérober aux regards des hommes, elles inspireront la pitié et l'horreur. Mes amis, ma plume sera conduite par la vérité. Qu'elle est belle, la vérité, lorsqu'elle se présente sous ces belles couleurs qui portent dans nos coeurs des sensations agréables qui charment même après la lecture d'un écrit, mais qu'elle est affreuse lorsqu'elle nous présente des scènes sanglantes et une foule de malheureux luttant contre tout ce qu'a pu réunir la nature pour la destruction de l'homme!

SAVIGNY

PREMIERE JOURNEE, 5 JUILLET

"Nous les abandonnons !"

Le cinq juillet 1816, à sept heures du matin, l'embarquement de l’équipage de la frégate la Méduse se fit sans ordre et avec la plus grande confusion, presque d’après ce que m'avait dit le lieutenant en pied de la frégate, il devait y avoir soixante matelots sur le Radeau, et à peine en mit-on dix. Plusieurs officiers et passagers qui devaient également s'y embarquer se sauvèrent dans les embarcations, comme aussi plusieurs militaires, désignés pour les embarcations, se trouvèrent sur le Radeau.


Jetons un coup d’œil sur l'installation de cette machine, à laquelle furent confiées 147 personnes. Elle était composée des mats de hune de la frégate, vergues de rechange, jumelles, baume, etc. Ces différentes pièces, jointes les unes aux autres par de très forts amarrages, étaient d'une solidité parfaite. Les mats de hune formaient les deux pièces principales, et étaient placés sur les côtés et les plus en dehors du Radeau. Les autres pièces étaient comprises entre ces deux premières et étaient loin de les égaler en longueur. Des planches furent clouées par dessus ce premier plan et formaient une espèce de parquet qui, s'il eut eu plus d'élévation, nous eut été d'un grand secours. Pour augmenter encore la solidité de la machine, on avait placé en travers de longs morceaux de bois qui, de chaque côtés, dépassaient au moins de quinze pieds. Sur les parties latérales, il y avait une petite drome pour servir de garde-fous. Son élévation n’était pas de plus de dix huit pouces. On eut pu y ajouter des chandeliers de bastingage qui eussent formé des gardes-corps d'une certaine élévation, mais on ne le fit pas, parce que probablement ceux qui la firent construire ne devaient pas s’exposer sur la fatale machine.

Sur les extrémités des mats de hune, on avait frappé deux vergues de perroquet dont les extrémités les plus en dehors étaient tenues par un fort amarrage et formaient ainsi le devant du Radeau. L'angle que formaient les deux vergues était rempli par des morceaux de bois en travers et des planches mal tenues. Cette partie antérieure qui avait au moins quinze pieds de long n'offrait que très peu de solidité et était continuellement submergée. Le dernier ne se terminait point en pointe, comme le devant, mais une assez longue étendue ne jouissait pas d'une solidité plus grande, en sorte qu'il n'y avait réellement que le centre de la machine sur lequel on put réellement compter. Et ce centre n’avait pas plus de 40 pieds de long sur vingt cinq de large, la machine depuis une extrémité jusqu'à l'autre en avait au moins soixante. Cette longueur pouvait faire croire au premier coup d'oeil qu’elle était susceptible de supporter au moins deux cents hommes, mais nous eûmes bientôt des preuves cruelles de sa faiblesse. Elle était sans voiles et sans mâture.

A notre départ de la frégate, on nous jeta cependant précipitamment le cacatois de perruche et le grand cacatois. On le fit tellement à la hâte qu'on manqua blesser plusieurs hommes qui déjà étaient à leur poste. On omit d'envoyer du cordage pour installer la mâture. Il y avait sur le Radeau une grande quantité de quarts de farine (qui y avaient été déposés la veille, non pour servir de vivres pendant le trajet de la frégate à terre, mais pour alléger la Méduse, la veille de l'évacuation), cinq barriques de vin et deux pièces à eau. Ces derniers objets y avaient été mis pour l'usage des hommes qui devaient gagner la terre sur le funeste plateau. On n'embarqua pas une seule galette de biscuit.

A peine cinquante hommes furent-ils sur le Radeau qu'il s'enfonça au moins de deux pieds sous l'eau. Pour faciliter l'embarquement des autres militaires, on fut obligé de jeter à la mer tous les quarts de farine, le vin et l'eau furent seuls conservés, et l'on continua à faire embarquer du monde. Enfin nous nous trouvâmes 147.


Le Radeau s'était enfoncé au moins de trois pieds, et il était impossible, tant nous étions serrés, de faire un seul pas. Sur l'avant et sur l’arrière, on avait de l'eau jusqu'à la ceinture. Au moment où nous débordions de la frégate, on nous jeta du bord à peu près vingt cinq livres de biscuit dans un sac qui tomba à la mer. On l'en retira avec peine, il ne formait plus qu'une pâte. Nous le conservâmes cependant dans cet état. Nous fixâmes de suite aux pièces du Radeau le vin et l'eau, que nous voulions conserver avec un soin extrême.

J'ai décrit fidèlement qu'elle était notre installation lorsque nous primes le large.


Les embarcations de la frégate se préparaient et leur monde était à poste, elles devaient toutes nous remorquer et les officiers qui les commandaient avaient juré de ne pas nous abandonner, ils devaient se tenir avec des pistolets au lieu où devaient être fixées les remorques, et brûler la cervelle à celui qui serait assez lâche pour larguer l'amarrage.


Examinons comment on nous remorqua et comment on partagea nos dangers. Je suis loin d'accuser ces messieurs d'avoir dans cette circonstance manqué aux lois que leur dictait l'honneur. Mais un enchaînement de circonstances les força de renoncer au plan généreux qu'ils avaient formé de nous sauver ou de mourir avec nous. Ces circonstances méritent d’être scrupuleusement examinées. La matière est délicate, mais une plume guidée par la vérité ne doit pas craindre de tracer des caractères que lui inspire cette même vérité.

Le canot où était Monsieur le Gouverneur vint nous jeter la première remorque, c’était un faible cordage. Nous larguames les amarres qui nous retenaient à la frégate et nous primes le large avec cette seule embarcation. Lorsque nous fumes à une certaine distance, le canot major vint se mettre en tête du premier et lui donna sa remorque, le canot du Sénégal vint après et fit la même manœuvre, enfin le canot du commandant se mit en tête en donnant également sa remorque au canot de l’arrière. Les cris de « Vive le Roi » furent mille fois répétés par les gens du Radeau et un petit pavillon blanc fut installé à l’extrémité d'un canon de fusil. La plus petite des embarcations ne nous donna point de remorque, elle allait en tête de la ligne, probablement pour sonder. Il restait encore une chaloupe de frégate qui n'avait pu nous joindre. Elle arriva enfin, chargée de monde.

J'ai oublié de dire que celui qui fut destiné pour commander le Radeau était un aspirant de première classe nommé Coudin qui, quelques jours avant notre départ de la rade de l'Ile d'Aix, s’était fait à la partie antérieure de la jambe gauche, une très grave contusion, qui ne tendait nullement à sa guérison lorsque nous échouâmes, et qui le mettait dans l'impossibilité de se mouvoir. On ne lui donna à bord de la frégate ni carte, ni grappin, ni boussole, il fut obligé de se faire fixer sur un tonneau. L'eau de mer irrita tellement les douleurs de son membre qu'il manqua se trouver mal. On fit part de son état au canot le plus voisin, qui était monté par lieutenant en pied de la frégate, il répondit qu’une embarcation allait venir prés du Radeau pour prendre cet officier. Je ne sais si l'ordre fut donné, mais il est certain que monsieur Coudin fut obligé de rester à son poste.

Revenons à la chaloupe : elle était montée par un lieutenant de vaisseau. Ce fut la derrière embarcation qui déborda de la frégate, où elle était retournée pour prendre une grande quantité de militaires et marins qui avaient été abandonnés par les autres embarcations. Lorsqu’elle déborda de la frégate, nous étions à plus d'une lieue au large. Cette embarcation avait à son bord quatre-vingt huit hommes, elle eut pu les porter, mais elle était en fort mauvais état et faisait une très grande quantité d'eau. L'officier qui la commandait, craignant de ne pouvoir tenir la mer dans une embarcation délabrée, démunie d'avirons et fort mal voilée, et d'ailleurs trop chargée de monde, vint longer le canot qui nous donnait la première remorque, en priant l'officier qui y commandait de le soulager en lui prenant quelques hommes. On refusa. Cette chaloupe devait nous donner du cordage pour installer notre mature, ce qui un instant avant nous avait été annoncé par le lieutenant en pied de la frégate. J'ignore qu'elles furent les raisons qui l’empêchèrent de nous faire passer des manœuvres, mais elle passa outre, elle courut sur la seconde embarcation qui également ne voulait recevoir personne.

L'officier qui commandait la chaloupe, voyant qu'on se refusait à lui prendre du monde et tombant toujours sous le vent, aborda le troisième canot, commandé par un enseigne de vaisseau (celui-ci montant une embarcation faible et qui, la veille, avait eu un bordage enfoncé par une des pièces transversales du Radeau, accident au quel on avait remédié en appliquant sur l'ouverture une large plaque de plomb). Elle était d'ailleurs très chargée, et pour éviter l'abordage de la chaloupe, qui aurait pu lui être très funeste, elle fut obligée de larguer la remorque qui la tenait au canot major et divisa ainsi en deux la ligne que formaient les embarcations en s’en séparant, avec le canot du commandant qui était en tête. Lorsque ces deux embarcations se furent dégagées, elles tinrent le vent pendant un moment et revirèrent ensuite de bord pour reprendre la touline. Le grand canot et le canot major étaient encore à leur poste, mais avant que ces deux embarcations eussent pu rejoindre le canot du gouverneur et le canot major, ce dernier venait d'abandonner sa remorque.

Ce second abandon nous en présageait un plus cruel. Le seul canot qui restait au devant de nous à son poste était celui que commandait le lieutenant en pied de la frégate. Monsieur le Gouverneur et sa famille s'y
trouvaient. Si, seul, il nous eut remorqué longtemps, sa perte était inévitable, cette perte eut sans doute été la plus grande, puisqu'elle eut entraîné celle du premier chef de l'expédition et probablement des papiers les plus essentiels pour la reddition de la Colonie. Et d'ailleurs, abandonné des autres canots, il ne pouvait pas prétendre nous remorquer jusqu'à terre, puisque le Radeau traîné par les embarcations les entraînait presque en drive. Il est vrai que nous étions alors au moment de fuyant et que, dans ces moments, les courants portent au large. Je ne prétends cependant pas dire que les remorques des embarcations nous devenaient inutiles et que leur opiniâtreté à nous mener à terre eut entraîné leur perte, puisque le soir à la nuit, le Radeau poussé par les courants se trouva en terre de la frégate, drossé par les courants de flot qui, dans ces parages, sont très violents et portent à terre.

Si tous les efforts réunis des embarcations eussent continuellement agi sur nous, favorisés comme nous l'étions par les vents du large, nous eussions gagné la terre en moins de trois jours. Car la frégate n'était pas échouée à plus de douze ou quinze lieues de terre. Telles étaient les estimes des officiers, qui se trouvèrent très justes, puisque le même soir du départ, la chaloupe eut connaissance de terre avant le coucher du soleil. Enfin Monsieur le lieutenant en pied de la frégate, voyant que ses efforts devenaient inutiles, après nous avoir remorqué seul un instant, fit également larguer l'amarrage qui le tenait au Radeau.

Plusieurs personnes m'ont dit que, lorsque cette dernière remorque fut larguée, les autres embarcations venaient pour reprendre leur poste et que le cri barbare de « Nous les abandonnons !» fut entendu par beaucoup de monde. Je ne sais si ces faits sont certains, je les tiens de plusieurs personnes qui étaient dans les canots. Je me plais à croire que l'humanité et l'honneur inspiraient d'autres sentiments à ceux qui devaient nous conduire jusqu'à terre. Un malentendu seul fut cause de cet abandon, qui se fit à deux lieues de la frégate et sous le vent.

Nous reposant tous sur la parole du commandant et des officiers, nous ne crûmes réellement pas, dans le premier moment, que nous étions si cruellement abandonnés. Nous nous imaginâmes que le canot du lieutenant avait largué sa remorque pour courir sur les autres embarcations et les faire rallier, ou qu'on venait d’apercevoir un navire au large et qu'on allait dessus pour demander du secours. La chaloupe resta de l’arrière, avec sa misaine à mi mât. Sa manoeuvre nous fit présumer qu'elle allait venir reprendre la première remorque. Elle resta ainsi un gros moment, les autres embarcations étaient déjà assez éloignées. Enfin elle amena tout à fait sa misaine, resta encore quelques instants, mâta son grand mât, hissa ses voiles et suivit le reste de la division. Avant de faire cette manoeuvre, l'officier qui la montait s’écria qu’il fallait nous donner du secours ou périr avec nous. Ces généreux sentiments n’animaient pas tous ceux qui montaient cette embarcation. Comme ces derniers étaient plus nombreux, on fut obligé de ne pas effectuer ce plan généreux.

Nous n’eûmes plus alors de doute qu’on nous abandonnait. Nous n’en fumes cependant réellement convaincus que lorsque les embarcations furent presque à perte de vue. La consternation fut extrême. Tout ce qu'ont de terrible la soif et la faim se retraça à nos imaginations, et nous avions encore à lutter contre un perfide élément qui déjà recouvrait la moitié de nos corps. De la consternation la plus profonde, tous les marins et soldats se livrèrent au désespoir, tous voyaient leur perte infaillible et annonçaient par leurs plaintes les sombres pensées qui les agitaient. Nos discours furent d'abord inutiles pour calmer leurs craintes, que nous partagions cependant, mais qu'une plus grande force de caractère nous faisait dissimuler. Enfin, une contenance ferme, des propos consolants, parvinrent peu à peu à les calmer, mais ne purent entièrement dissiper la profonde terreur dont ils étaient frappés.

Nous étions tous partis du bord sans avoir pris aucune nourriture, la faim commença à se faire sentir impétueusement. Je mêlais notre pâte de biscuit avec un peu de vin et le distribuai, ainsi préparé. Tel fut notre premier repas, et le meilleur que nous fîmes pendant tout notre séjour sur le Radeau. Je proposai de nous rationner et je fis prendre un numéro à chaque homme pour faciliter les distributions dont je me chargeai moi même pendant les premiers jours de notre abandon. La quantité de vin fut fixée à trois quarts par jour. Je ne parlerai plus du biscuit, la première distribution l'acheva entièrement.

La journée se passa assez tranquillement. Monsieur Coudin ne pouvant se mouvoir, je fus obligé de faire installer la mature du Radeau. Je fis couper en deux un des mats de baume de la frégate et je fis installer dessus le cacatois de perruche. Le petit mat fut maintenu avec le cordage qui nous avait servi de remorque et dont nous fîmes des étais et des hauts-bancs. Il était fixé sur le tiers antérieur du Radeau. La voile orientait très bien, mais son effet nous était de très peu d'utilité, elle nous servait seule¬ment lorsque le vent venait de l’arrière. Encore le Radeau ne pouvait-il prendre cette allure, sa marche était toujours en travers. Je crois qu'on peut attribuer cette position, qu'il a continuellement conservé, aux longs morceaux de bois qui dépassaient de chaque côté, comme je l'ai déjà exposé.

Le soir de notre abandon, nos coeurs et nos yeux se portèrent spontanément vers le séjour de l'éternel. Nous fîmes voeu de nous humilier dans son temple et de faire fumer l'encens sur ses augustes autels, si jamais nous avions le bonheur de gagner la terre. Le calme revint dans nos coeurs lorsque nous eûmes ainsi invoqué le maître de l'univers, de douces consolations bercèrent nos sens vivement agités et nous crûmes fortement à la possibilité de notre salut. Il faut avoir éprouvé des situations cruelles pour pouvoir s’imaginer quels charmes, au sein même du malheur, peuvent nous offrir et la véritable foi et l'idée sublime de la clémence d'un dieu.

Une autre idée consolante se présentait encore à nous : nous présumâmes que la division avait fait route pour la petite Ile d'Arguin et qu'après y avoir déposé une partie de son monde, elle reviendrait à notre recherche. Cette pense que les officiers et moi nous efforçâmes de faire goûter à tous les soldats et matelots retint leurs clameurs.

La nuit arriva enfin, le vent fraîchit beaucoup, la mer grossit considérablement, qu'elle nuit affreuse ! Des nuages épais couvraient l'horizon, la mer grossissait toujours et le vent soufflait de plus en plus. L'idée seule de revoir, le lendemain, les embarcations, consola un peu nos hommes qui, n'ayant pas le pied marin, à chaque coup de mer tombaient les uns sur les autres. Je passai toute la soirée à placer des bouts de corde d'une extrémité à l'autre du Radeau, ils les saisirent et ayant ainsi un point d'appui, ils purent mieux résister à l'effort de la lame.

Au milieu de la nuit, le tems était très mauvais. Des lames extrêmement élevées déferlaient sur nous et nous renversaient quelquefois très cruellement. Les cris des hommes se mêlaient au bruit des vagues et du vent, une mer terrible nous soulevait à chaque instant de dessus le plateau et menaçait de nous entraîner. Cette scène était encore rendue plus terrible par l'horreur qu'inspirait une nuit profonde. Nous crûmes pendant quelques instants découvrir des feux au large. Nous avions eu la précaution de pendre au haut de notre mat de la poudre et des pistolets dont nous nous étions munis à bord de la frégate. Nous fîmes des signaux en brûlant une grande quantité d'amorces, on tira même quelques coups de pistolet, mais il parait que la vue de ces feux ne fut qu'une erreur de vision, ou peut-être étaient-ils simulés par les brisants des vagues.

DEUXIÈME JOURNÉE, 6 JUILLET

Le découragement et la discorde

Enfin, après dix heures des souffrances les plus cruelles, le jour arriva. Quel spectacle s'offrit à nos regards ! Dix ou douze malheureux ayant les extrémités inférieures engagées dans les séparations que laissaient entre -elles les pièces du Radeau, n’avaient pu se dégager et avaient perdu la vie, plusieurs autres avaient été enlevés du Radeau par la violence de la mer.

À l'heure du repas, je fis prendre aux hommes de nouveaux numéros pour ne pas laisser de vide dans la scène. Nous étions vingt de moins. Je n’assurerai pas que cette quantité était très exacte, car je me suis aperçu que plusieurs hommes, pour avoir plus de leur ration, prenaient deux et même trois numéros. Nous étions tant de personnes qu'il était impossible de réprimer ces abus. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que, lorsque je fis la distribution, je donnai cent vingt sept rations. Nous déplorâmes la perte de nos malheureux compagnons, nous ne présumions pas dans ce moment la scène terrible qui devait avoir lieu la nuit avantie. Loin de là, nous jouissions d'une certaine satisfaction, tant nous étions persuadés que les embarcations allaient venir à notre secours. Le jour fut beau et la tranquillité la plus parfaite régna toute la journée sur le Radeau.

Le soir, les embarcations ne parurent pas, le découragement commença à s'emparer de tous nos hommes, des cris séditieux commencèrent à éclater. La nuit survint sur ces entrefaites. Le ciel se couvrit de nuages épais, le vent qui, toute la journée, avait soufflé avec assez de force, se déchaîna et souleva la mer qui, dans un instant, fut extrêmement grosse. La nuit d'avant avait été affreuse, celle-ci fut horrible. Des montagnes d'eau nous couvraient à chaque instant et venaient se briser avec fureur au milieu de nous. Fort heureusement, nous étions vent arrière et la fureur de la lame était diminuée par la vélocité que nous imprimait la force du vent. Sans cela, cette terrible nuit eut pour nous été la dernière.

Les hommes, par la violence de la mer, étaient continuellement renversés et passaient rapidement de l'avant à arrière du Radeau. Tous furent obligés de se tenir au centre de la machine qui, comme je l'ai dit, en était la partie la plus solide. Il était absolument impossible de se tenir ou sur l'avant ou sur arrière, ceux qui ne purent gagner le centre prirent presque tous les lames déferlaient jusque par dessus leur tête et quelque¬fois les entraînaient malgré toute leur résistance. Au centre, le rapproche ment des hommes était tel que quelques uns furent tués par des masses de leurs camarades qui tombaient sur eux à chaque instant. Les officiers et moi nous tenions également au centre, cependant un peu moins gênés. Notre approche était défendue par deux tonneaux placés de chaque côté de nous.

Les soldats et matelots, effrayés par la violence du vent et l'agitation des flots, se crurent tous perdus. Croyant fermement qu'ils allaient être engloutis, us résolurent d'adoucir leurs derniers moments enivrant jusqu'à perdre la raison. Nous eûmes la faiblesse de ne pas les empêcher de prendre du vin à discrétion. Ils se précipitèrent sur un tonneau qui était au centre du Radeau, firent un large trou à l'une des extrémités et, avec des petits gobelets de fer blanc dont ils s'étaient munis à bord de la frégate, ils en prirent chacun une assez grande quantité. Ils furent obligés de cesser parce que la mer embarqua par le trou qu'ils avaient fait et se mêla ainsi au vin. Leurs estomacs vides d'aliments furent vivement excités par cette boisson, les fumées du vin ne tardèrent pas à porter le désordre dans des cerveaux déjà affaiblis par la présence du danger.

Ainsi excités, ces hommes devenus tout à fait sourds à la voix de la raison voulurent entraîner dans leur perte le reste de leurs compagnons. Ils annoncèrent hautement qu'ils voulaient primitivement se défaire des chefs qui sans doute, disaient-ils, voulaient mettre obstacle à leur dessein, et couper ensuite les amarrages qui tenaient les pièces du Radeau. Ce plan sans doute était bien le plus certain pour nous faire tous descendre chez les morts. Un instant après, ils voulurent le mettre à exécution. L'un d'eux s'avança sur les bords du Radeau avec une hache d'abordage et commença à frapper sur les Links. Ce fut le signal de la révolte.

Nous nous avançâmes sur le devant pour retenir ces insensés. Celui qui était armé de la hache, dont il nous menaça même, fut la première victime: un coup de sabre termina son existence. Quelques hommes jaloux de conserver leur existence se réunirent à nous et s’armèrent. De ce nombre furent beaucoup de sous-officiers et quelques passagers. Les révoltés tirèrent leurs sabres et ceux qui en manquaient s’armèrent de couteaux, ils s’avancèrent sur nous en déterminés. Nous nous mimes en défense et l'affaire allait commencer.

La discorde sema sur nos têtes les feux de son fatal brandon, la mort jeta sur notre frêle esquif ses farouches regards et choisissait déjà avidement ses malheureuses victimes, la cruelle Tisiphone excitait au combat ceux qu'avait jusque là caractérisé une apparente tranquillité, enfin le démon des combats entonna sa terrible buccine.

Les révoltés donnèrent eux-mêmes le signal du combat, un d'eux leva le fer sur un officier et fut à l'instant percé de coups et renversé sur le lieu où il venait de donner le premier signal de la plus affreuse catastrophe. Notre fermeté leur en imposa un instant, mais ne diminua rien de leur rage, ils cessèrent de se serrer les uns contre les autres et de nous menacer en nous présentant un front hérissé de sabres. Ils se dispersèrent sur le derrière du Radeau pour exécuter leur plan. L'un d'eux feignit de se reposer sur les dromes qui formaient les côtés du Radeau, et, avec un couteau, il coupait ses amarrages. Nous en fumes avertis par un domestique. Un de nous se précipita sur lui, un soldat qui était prés de son camarade voulut donner un coup de couteau à cet officier et n'atteignit que son habit. Cet officier se retourna vivement et terrassa ce militaire qui avait osé le menacer. Celui qui était sur la drome fut également terrassé et renverse à la mer.

Il n'y eut plus alors d'affaires partielles, le combat devint général, quelques-uns crièrent d’amener la voile, une foule de révoltés se précipita à l'instant sur la drisse et les hauts-bancs et les coupèrent. La chute du mat faillit casser la cuisse au capitaine Dupon, qui tomba sans connaissance. Il fut saisi par les soldats, qui le jetèrent à la mer, nous nous en aperçûmes et le sauvâmes, nous le déposâmes sur une barrique, d'où il fut arraché par les séditieux, qui voulurent lui arracher les yeux avec un canif. Excités par tant de cruauté, nous ne gardâmes plus de ménagements et nous les chargeâmes avec furie.

Notre union fit notre force. Le sabre à la main, nous traversâmes les lignes que formaient les militaires, et plusieurs payèrent de leur vie un instant d'égarement. Nous fumes parfaitement secondés par les passagers qui, dans ces cruels moments, déployèrent beaucoup de sang-froid et de courage.

Après ce second choc, la furie des militaires s’apaisa tout à coup et fit place à la plus basse lâcheté, plusieurs se jetèrent à nos genoux et nous demandèrent un pardon qui leur fut à l'instant accordé. Nous crûmes que l'ordre était rétabli et nous revinmes à notre poste au centre du Radeau. Il était à peu prés minuit, nous conservâmes nos armes.

Après une heure d’une apparente tranquillité, les soldats se soulevèrent encore. Ce n'était plus ces hommes qui, quelques heures avant, paraissaient vouloir tout braver, ce n’était plus que des êtres sans raisonnement, entièrement démoralisés. Ils couraient sur nous, le couteau ou le sabre à la main, et nous demandaient à grands cris du pain et leurs hamacs pour descendre, disaient-ils, dans l'entrepont de la frégate prendre quelques moments de repos. Ils avaient entièrement perdu la raison, mais comme ils jouissaient encore de presque toutes leurs forces physiques aussi bien que nous, et que d'ailleurs ils étaient armés, il fallut de nouveau se mettre en défense. Leur révolte devenait d'autant plus dangereuse qu'il était absolument impossible de leur faire entendre la voix de la raison. Nous chargeâmes de nouveau, et nous couvrîmes de leurs corps expirants le parquet du fatal Radeau. Ces malheureux se précipitaient sur nous en désespérés pour nous frapper de leurs armes. Ceux qui n'en avaient pas cherchaient à nous déchirer avec leurs dents, plusieurs de nous furent cruellement mordus. Je le fus moi même aux jambes et à l'épaule.

Nuit terrible! tu couvris de tes sombres voiles ces horribles exécutions, nos coeurs frémissaient lorsque nos bras portaient la mort dans le sein de nos malheureux compatriotes! Plusieurs d'entre-nous furent légèrement blessés. Je le fus assez gravement à la main droite, d'un coup de pointe de sabre qui m'a presque enlevé l'usage des doigts annulaire et auriculaire de cette main. De nombreux coups de couteau et de sabre avaient traversé nos habits. Je ne sais comment une poignée d'individus a pu résister à un nombre aussi considérable de révoltés. Nous n'étions certainement pas plus de douze ou quinze pour résister à tous ces furieux. Si dans leur révolte il y eut eu plus d'ensemble, nous eussions été exterminés dans un instant, mais conduits par leur seule fureur, ils ne purent tenir contre l'ensemble que nous mimes dans notre plan de défense. Si je n’étais convenu avec mes compagnons de taire les différents faits qui ont pu faire distinguer quelques-uns de nous, je me plairais à publier le courage qu'ont déployé plusieurs de ceux qui ont puissamment contribué à ramener l'ordre sur le Radeau.

Après ces différents combats, vainqueurs et vaincus, accablés de lassi¬tude et de sommeil, suspendirent leur acharnement jusqu'au jour qui vint enfin éclairer cette scène d'horreur. Une grande quantité d'individus qui dans cette terrible nuit, avaient entièrement perdu la raison, s’étaient précipités à la mer pour éviter toutes les privations que leurs indiscrets camarades leur avaient fait entrevoir.

TROISIEME JOURNEE, 7 JUILLET

"La faim au regard farouche"


Le lever du jour fut terrible pour nous. Quel spectacle s'offrait à nos regards ! La veille, nous étions serrés les uns contre les autres, et nous vîmes avec effroi que de nombreux vides attestaient que la cruelle fille de la nuit avait dévoré une énorme quantité de victimes. Nos coeurs saignèrent et ceux qui avaient porté les coups terribles versèrent des larmes et déplorèrent le sort de ceux qu'ils venaient d'immoler. L'abattement le plus profond se répandit sur tous les visages. Malheureuses victimes, si du fond du tombeau vous voyez nos regrets, ne demandez pas vengeance au dieu de l’univers ! Que vos mânes irrités nous pardonnent notre cruauté, bientôt vous verrez ceux qui vous ont immolées envier votre sort, la Faim au regard farouche plane delà sur leurs têtes, et dans peu d'heures, ils vont éprouver tout ce qu’elle a de cruel.

A l'heure de la distribution, je fis l’énumération de ceux qui restaient et nous trouvâmes que soixante ou soixante cinq hommes avaient péri dans ces funestes affaires. Nous estimâmes un quart noyé de désespoir, deux de ceux qui s’étaient rangés de notre côté furent du nombre des morts, pas un seul officier ne perdit la vie. Ces malheureux révoltés, pendant le tumulte, avaient jeté à la mer deux barriques de vin et les deux seules pièces à eau qu'il y avait sur le Radeau. Une barrique de vin avait été consommée, il ne nous en restait que deux seulement et nous étions encore soixante sept hommes. Il fallut se mettre à la demie ration. Au moment de la distribution, ces malheureux murmurèrent et nous accusèrent des privations que cependant nous supportions comme eux. Ils tombaient de lassitude, depuis quarante huit heures ils n’avalent rien pris et avaient été obligés de lutter continuellement contre une mer orageuse. Comme eux, nous nous soutenions à peine, le courage seul nous faisait encore agir. Il fallait un moyen extrême pour soutenir nos forces.

Je frémis d'horreur au moment de tracer quel fut celui que nous mimes en usage, ma plume malgré moi s’échappe de mes mains, un froid que je ne puis exprimer parcourt tous mes membres, mon coeur suspend ses oscillations et mes cheveux se hérissent. Vous frémirez, lecteurs, mais je vous en supplie, n'ayez pas pour des hommes déjà trop infortunés un sentiment d'indignation, mais plaignez-les et versez quelques larmes de pitié sur leur malheureux sort. Grand dieu, après nous être ainsi souillés, oserons-nous encore élever vers toi nos sanglantes mains ? Ta clémence est infinie, ton coeur paternel veut notre repentir et notre pardon est déjà assuré !

On cite des faits particuliers d’antropophagie, les annales de la marine ont quelquefois cité des hommes qui, abandonnés sur l'immensité des mers ou sur des plages désertes, s'étaient vus forcés par la faim de dévorer leurs semblables. Ces faits sont le plus souvent traités de contes, et peu de personnes y ajoutent foi Il appartenait au mois de juillet 1816 de donner au monde un exemple d'un fait de cette nature. Je dévoile donc les cruelles extrémités aux qu'elles nous avons été réduits, et j'apprends à la France entière que nos dents ont dévoré les chairs de nos malheureux compatriotes.

Les infortunés que la mort a épargnés se précipitèrent avidement sur les cadavres qui étaient sur le Radeau, les divisèrent par tranches, et quelques-uns d'eux les dévorèrent à l'instant même. Beaucoup n'y touchèrent pas, et tous les officiers et moi fumes de ce nombre. Voyant que cette nourriture avait relevé les forces de ceux qui l'avaient employée, je proposai de les faire sécher pour les rendre un peu plus supportables au goût. Quel spectacle affreux que ces chairs suspendues ! Mais ces horribles repas devaient encore conserver au roi quelques fidèles sujets, ceux qui s'en abstinrent prirent une plus grande quantité de vin.

Le jour fut beau, le vent presque calme, un rayon d'espérance vint un moment calmer notre agitation, nous nous attendions toujours à voir les embarcations ou d'autres navires. Nous adressâmes nos voeux à l’Eternel et mimes en lui notre confiance. La moitié de l'équipage était extrêmement faible et ces malheureux portaient sur tous leurs traits l'empreinte d’une destruction prochaine.

Le jour se passa sans qu'on vint à notre secours, l'horreur de la nuit vint augmenter les inquiétudes, mais les vents étaient légers et la mer fort belle. Nous primes quelques instants de repos, repos plus terrible que l'état de veille, des rêves cruels nous assaillaient et augmentaient l'horreur de notre situation. Dévorés par la faim et la soif, des cris plaintifs arrachaient quelquefois au sommeil l'infortuné qui reposait prés de nous.
L'eau nous venait alors jusqu’à un peu au dessous du genou, et par conséquent nous ne pouvions reposer que debout, serrés les uns contre les autres pour former une masse immobile.

QUATRIÈME JOURNÉE, 8 JUILLET

"Ce faible rayon d'espérance..."


Enfin le quatrième soleil après notre départ vint nous frapper de ses rayons et nous montra a peu prés dix ou douze de nos compagnons étendus sans vie. Cette vue nous frappa d'autant plus vivement qu'elle nous annonçait que dans peu, nos corps privés d’existence seraient étendus dans le même lieu. Nous les jetâmes à la mer, on en réserva un seul pour servir à la nutrition de ceux qui, la veille, avaient serré leurs tremblantes mains en leur jurant une amitié éternelle.

Cette journée fut belle, les vents venaient du large. Nouveau rayon d'espérance, divine espérance, tu portas encore quelques consolations dans les coeurs qui sans toi se seraient livrés au désespoir le plus affreux. Des idées heureuses berçaient encore nos imaginations, et dans notre délire nous croyions commander aux vents et aux flots de conduire sur nous un navire qui nous eut rendu à la vie. Qu'il fut terrible, le moment où ce faible rayon d'espérance se perdit dans les ombres de la nuit!

Le soir, vers les quatre heures, un événement heureux avait apporté au milieu de nous quelques consolations : un banc de poissons volants s'engagea sous le Radeau, et comme les deux extrémités de la machine laissaient entre les pièces qui les composaient une infinité de lacunes, les poissons passèrent par là en grande quantité. Nous nous précipitâmes sur eux et fîmes une capture considérable, nos mains en saisirent prés de trois cents. Grand Dieu, nos regards se tournèrent vers ton éternel séjour, et nos coeurs t’adressèrent des reconnaissances bien sincères.

De la poudre à canon avait été séchée pendant la journée, qui fut fort belle ; malheureuse¬ment il n'y en avait qu'une once. Quelques morceaux d'amadou, un briquet et des pierres à fusil furent également trouvés dans le même paquet. Nous essayâmes à allumer du feu et nous n'y reussîmes qu'après des peines infinies. Enfin nous parvinmes à embraser des morceaux de linge sec et nous disposâmes un tonneau pour faire du feu dans l'intérieur. On plaça plusieurs effets mouillés dans le fond, et sur cet échafaudage nous établîmes notre foyer. On fit cuire des viandes et du poisson, on mangea de l'un et de l'autre avec une extrême avidité.

Ce jour fut le premier où les officiers et moi osâmes porter à notre bouche ces chairs que jusque là nous avions regardées avec effroi. La cuisson les avait rendues supportables. A datter de ce jour, nous en mangeâmes continuellement, mais malheureusement nous ne pûmes plus avoir recours au feu, tous les moyens d'en allumer nous furent enlevés pour toujours. Ce repas donna à tout le monde quelques forces pour soutenir de nouvelles fatigues.

La nuit fut magnifique, mais signalée encore par un massacre. Des Espagnols, ItaLinks et Nègres, qui dans la première révolte avaient resté neutres, et même plusieurs d’entre eux nous avaient donné la main à maintenir les rebelles, formèrent le complot de nous jeter tous à la mer. Cette idée leur fut suggérée par les Nègres, dont plusieurs avaient navigué sur la côte d'Affrique, dont ils s'estimaient très près. Ils disaient qu'ils connaissaient la langue des Maures, et qu'une fois rendus à terre, leur salut était certain. L'idée de regagner la terre, et plus encore la soif de s'emparer de notre argent et de nos bijoux que nous avions tous déposés dans un sac commun fixé sur le mat, engagèrent ces malheureux à la révolte. Un de nous en fut instruit par un des conspirateurs qui, ayant fait furtivement un trou à la barrique, s’était enivré au moyen d'un chalumeau.

Il fallut prendre les armes et se mettre en déffense, mais comment reconnaître les coupables ? Ils nous furent tous désignes par plusieurs matelots qui, restes fidèles, se tenaient continuellement prés de nous. Le premier signal du combat fut donné par un Espagnol placé derrière le mat. Il l'embrassait étroitement, faisait une croix dessus, invoquait Dieu d'une main, et de l'autre tenait un long couteau. Les matelots le saisirent nous avions armé ces derniers et ils le jetèrent à la mer. Les autres séditieux accoururent pour venger leur camarade. Cette fois-ci, tous étaient en pleine raison, et l’affaire n'en fut que plus terrible. Après une lutte opiniâtre et après nous être encore rougis d'un sang que nous versions avec le plus grand regret, tout rentra dans l'ordre.

SIXIÈME JOURNÉE, 10 JUILLET

"La chance était resserrée dans des bornes trop étroites..."


Le jour vint pour la sixième fois éclairer notre navire où, dans si peu de temps, accumulés des événements si affreux. A l’heure du premier repas, je fis la récapitulation nous n’étions que trente, nous avions perdu cinq de nos fidèles marins. Lorsque nous vîmes que trente que nous restions étaient les restes de 147 personnes, qu'elles idées ne vinrent pas nous assaillir ! La mort était peinte sur tous les visages, tous ceux qui restaient étaient plongés dans l’abattement le plus profond. L'eau de la mer avait soulevé tout l’épiderme de nos extrémités inférieures, qui en outre étaient couvertes de contusions énormes et de blessures qui nous occasionnaient les souffrances les plus atroces. Nos plaies sans cesse frottées par l'eau de la mer nous arrachaient à chaque instant des cris plaintifs. Nos forces étaient presque entièrement anéanties, à peine quelques uns de nous en trouvaient-ils pour se tenir debout, nous n’étions pas plus de vingt susceptibles de pouvoir marcher.

Notre Radeau considérablement soulagé était venu à fleur d'eau. Nous élevâmes au centre un parquet assez étendu qui eut pour base les morceaux de bois qui dépassaient les côtés du navire. Nous plaçâmes dessus les effets des malheureux qui avaient péri, et nous nous couchâmes pour la première fois depuis notre départ de la frégate.

Une circonstance qui aggrava singulièrement notre situation fut la diminution de notre vin et de nos poissons qui, presque tous, avaient été dévorés la veille. Nous n’avions que pour quatre jours de vin et environ une douzaine de poissons. Dans quatre jours, nous disions-nous, nous manquerons de tout et la mort sera inévitable. Quoique tourmentés par ces affreuses pensées, nous osions encore nous livrer à l'espérance. Mais
quatre jours de vivres étaient bien peu pour pouvoir changer notre état. La chance était resserrée dans des bornes trop étroites, nous présumions d’après les différents vents qui avaient régné que nous étions assez éloignés de la côte, dans des passages où ne passent presque jamais les navires. Nous n’avions qu'un seul espoir, qui était celui qu'on enverrait des bâtiments à notre recherche. Le départ de ces navires ne pouvait avoir lieu après l'arrivée du gouverneur au Sénégal.

SEPTIÈME JOURNÉE, 11 JUILLET

L'effroi et l'horreur


Il y avait sept jours que nous étions abandonnés et nous étions persuadés qu'au cas que les embarcations n'eussent pas fait côté, il leur fallait au moins trois ou quatre jours pour se rendre à Saint Louis. Il fallait ensuite le temps d'expédier des navires, et à ces navires le temps de nous trouver. Il fut résolu qu’on tiendrait le plus long temps possible.

Dans le courant de la journée, deux militaires s’est glissés derrière la seule barrique de vin qui nous restât, ils l'avaient percée et buvaient avec un chalumeau. Nous avions tous juré que celui qui emploierait de semblables moyens serait puni de mort. Cette loi qui avait été approuvée par tout le monde fut de suite mise en vigueur: ces deux hommes furent jetés à la mer.

Nous ne restâmes plus que vingt huit. Sur ce nombre, nous étions quinze seulement susceptibles de soutenir encore quelques jours. Tous les autres étaient couverts de larges plaies et avaient entièrement perdu la raison. Un seul fil les tenait encore à la vie, et ils avaient comme nous des rations. Quoique à la veille de succomber, ils pouvaient encore consommer au moins avant leur mort une quarantaine de bouteilles de vin et 40 bouteilles de vin étaient pour nous un objet très précieux. On tint conseil. Les mettre à la demie ration, c’était précipiter leur mort de quelques instants, ne pas leur donner de vivre eut été encore plus cruel. Enfin, après de longues délibérations, on décida qu'on les jetterait à la mer. Ce moyen barbare nous répugnait, mais il nous procurait six jours de vivre à trois quarts de vin par jour. Cette quantité était susceptible de soutenir nos forces et, doués de courage, nous pouvions lutter jusqu'au dernier moment.

Les délibérations prises, qui osera porter la main sur ces malheureux qui avaient partagé tous nos dangers et qui, lorsque nous les condamnions à être précipités dans la mer, nous tendaient les mains et nous appelaient leurs frères? Cruel spectacle, comment pûmes-nous le soutenir? L'habitude de voir sans cesse la mort prête à fondre sur nos têtes, le désespoir, tout avait endurci nos cœurs. Maintenant que, dans le silence du cabinet, je me retrace ces affreuses circonstances, j'en frémis d'horreur et j'ai pour moi même un sentiment d'indignation. Trois matelots et un soldat se chargèrent de cette cruelle exécution, nous détournâmes les yeux de cet affreux spectacle, et nous versâmes des larmes amères sur le sort de ces infortunés. Malheureuses victimes, plusieurs d'entre-vous nous adressèrent en vain leurs prières, nos barbares oreilles furent sourdes à vos cris, vous fûtes inhumainement sacrifiées.

Cette horrible exécution sauva les quinze qui restèrent. Car lorsque nous fumes joints par le brick l'Argus, il ne nous restait qu'un repas de vin et était le cinquième jour après ce cruel événement. Ceux qui avaient été jetés à la mer n’étaient pas susceptibles de résister plus de quarante huit heures et, les conservant sur le Radeau, nous eussions manqué de vivre deux jours avant d’être rencontrés. Faibles comme nous étions, nous eussions tous succombés, car ce qui nous donna un peu plus de force fut la plus grande quantité de vin que nous prenions par jour après avoir sacrifié ces treize malheureux. Nous en buvions chacun une bouteille en quatre distributions.
Après cette catastrophe, nous jetâmes toutes les armes à la mer, elles nous inspiraient de l'effroi et une horreur dont nous n’étions pas maîtres.

Nous mimes les barriques vides, des morceaux de bois et de linge sur les côtés de notre parquet pour briser la force de la vague et pouvoir reposer un peu plus commodément. Nous fîmes tous serment de mourir les uns prés des autres. Nous avions encore cinq journées à passer sur le Radeau, ces cinq journées furent les plus terribles de notre traversée. Les caractères étaient singulièrement aigris, à un point tel que, lorsque étendus, nous cherchions à oublier dans les bras du sommeil les peines cruelles que nous endurions, les pieds de quelques-uns de nous foulaient inhumainement les membres déchirés de leurs infortunés voisins.
On ne voyait partout que l’égoïsme le plus froid et le plus barbare et nous demandions tous à grands cris que la mort vint terminer de si cruelles souffrances.

Un soleil, rendu plus ardent encore par une absence totale de vent, dardait sur nos têtes ses rayons embrasés. Une soif ardente nous dévorait, elle fut telle que nos lèvres desséchées recherchèrent avec avidité de l'urine qu'on faisait froidir dans des petits vases de fer blanc. Nos bouches brûlantes cherchaient encore à se désaltérer dans l'eau de la mer. Ces moyens diminuaient pour un instant la soif terrible qui nous obsédait, mais un instant parés, elle devenait encore plus vive. Les seuls instants qui nous faisaient éprouver quelques jouissances étaient ceux où l'on distribuait le vin. Nous trempions dans l'eau salée un morceau de viande desséchée, nous terminions très promptement ce repas. Nous conservions avec un soin extrême notre quart de vin et pendant longtemps, à l'aide d'un chalumeau, nous desséchions le vase qui le contenait.

DE LA HUITIÈME A LA DOUZIÈME JOURNÉE, 12-16 JUILLET

"Nous méprisions tellement la vie..."

Trois jours se passèrent ainsi dans les angoisses les plus terribles, nous méprisons tellement la vie que plusieurs d’entre-nous se sont baignés au milieu des requins et des rémoras. Nous nous trouvions ne plus avoir de vin que pour trois ou quatre repas.

Nous nous decidâmes, huit des plus déterminés, à essayer de gagner la terre sur une machine après la qu’elles nous nous mimes à travailler aussitôt. Nous nous estimions alors assez près de terre et nous étions d'ailleurs résolus à terminer le plus promptement une existence qui nous était devenus à charge. Il n’est pas douteux que nous fussions péri dans cette expédition.

Le soir, 16 juillet, la machine était installée. C’était une forte jumelle sur laquelle nous avions fixé un petit mat et une voile au tiers antérieur à peu prés. Des planches placées au travers étaient destinées à l’empêcher de chavirer. Dés qu’elles fut terminée, il fallut monter dessus pour l’essayer, ce que nous fîmes à l'instant même. Un matelot, voulant passer de l'avant à l’arrière, fut gêné par le mat, et il posa le pied sur l'extrémité de l'une des planches transversales. Le poids de son corps fit renverser notre petit navire. Cet accident nous découragea, il fut résolu que nous expirerions tous sur le Radeau. On largua l'amarrage de l'esquif et il s'en fut en drive.

La nuit vint et nous nous etendîmes pour prendre du repos. Ses sombres voiles répandaient dans nos coeurs les plus sombres pensées. Nous étions convaincus qu'il ne restait dans notre barrique que douze ou quinze bouteilles de vin. Nous commencions à avoir le dégoût le plus complet pour les chairs qui jusque là avaient été notre nourriture, nous ne les regardions même plus qu'avec une espèce d'effroi, sans doute amené par l'idée d'une mort très prochaine.

DERNIÈRE JOURNÉE, 17 JUILLET

Espoir et désespoir


Le 17 au matin, le soleil parut, dégagé de tous nuages. Après avoir adressé nos voeux à l'éternel, nous partageâmes une partie du vin qui nous restait. Chacun savourait avec délices la faible portion qui lui était échue, lorsque le capitaine Dupon, jetant ses regards à l'horizon, aperçut un navire et nous l'annonça par un cri de joie. Nous reconnumes que c’était un brick, mais il était à une très grande distance, nous ne pouvions distin¬guer que les extrémités de ses mats. La vue de ce navire répandit parmi nous une joie difficile à exprimer, chacun de nous croyait son salut presque certain.

Cependant, des craintes vinrent se mêler à notre bonheur et le rendaient moins vif, surtout lorsque nos premiers moments de délire furent tempérés par la réflexion nous n’avions pas d'abord calculé la distance énorme qui le séparait de nous et nous commencions à nous apercevoir que notre Radeau, ayant fort peu d'élévation au dessus de l'eau, il était impossible de le distinguer d'aussi loin. Cependant nous fîmes notre possible pour nous faire remarquer, nous redressâmes des cercles de barrique et nous fixâmes aux extrémités des mouchoirs de différentes couleurs. Un homme monta en haut de notre petit mat et agitait un petit pavillon. Pendant plus d'une demie heure, l'espérance et la crainte nous agitèrent tour à tour, les uns croyaient voir grossir le navire et les autres assuraient que sa bordée le portait au large. Ces derniers furent les seuls dont les yeux n’étaient pas fascinés par l'espérance, car le brick disparut enfin.

De la joie la plus vive, nous tombâmes dans l'abattement le plus complet. Nous n'avions jamais tant désespéré, notre désespoir avait cependant quelque chose de calme, et une résignation que l'habitude du danger avait fait naître. L'aspect de la mort n avait plus rien d'effrayant pour nous. Je ne pouvais lire dans le fond des coeurs de mes compagnons, mais souvent j'enviais le sort de ceux qui, terrassés par les privations, avaient expiré prés de moi. Je les avais vus décliner peu à peu, perdre ensuite la raison, se coucher et mourir sans avoir aucune connaissance de la cruelle situation où ils se trouvaient. Ils mouraient ainsi graduellement, et cette manière de voir les sombres bords avaient pour moi quelques charmes. Je me disais : « Lorsque les vivres nous manqueront tout à fait, je me coucherai et, m'enveloppant de ma capote, semblable à Socrate, j'attendrai la mort avec résignation. »

Nous voulûmes chercher quelques consolations dans les bras du sommeil. La veille, nous avions été dévores par les feux d'un soleil brûlant. Ce jour-ci, pour fuir la vivacité de ses rayons, nous dressâmes une tente avec le grand cacatois de la frégate. Dés qu'elle fut installée, nous nous couchâmes tous dessous. Nous ne pouvions ainsi apercevoir ce qui pouvait se passer autour de nous.

Je proposai de tracer un abrégé de nos malheureuses aventures, de mettre tous nos noms au pied, et de fixer l'écrit à la partie supérieure du mat. Mon intention était de faire savoir au gouvernement et à nos familles les souffrances cruelles qui avaient terminé notre existence, car je crus que ces détails méritaient d’être connus.

"Nous allons être rendus à la vie"

Après avoir passé deux heures à peu prés sous notre tente, le maître canonnier de la frégate voulut aller sur le devant du Radeau et sortit de dessous la tente. A peine eut-il mis la tête au dehors, qu'il revint précipitamment vers nous. Sa figure était entièrement décomposée, la joie se peignait sur tous ses traits, ses bras étaient tendus vers la mer, il respirait à peine, il fit enfin un effort pour parler, et tout ce qu'il put dire fut « Nous sommes sauvés, voilà le brick qui est sur nous ! » Et il était en effet tout au plus à un tiers de lieue, ayant toutes ses voiles dehors et gouvernant à venir nous passer extrêmement près.

Nous sortîmes avec précipitation de dessous la tente. Ceux que des plaies énormes aux extrémités inférieures retenaient couchés continuellement depuis plusieurs jours, se traînèrent jusque sur le devant du Radeau pour jouir de la vue de ce navire qui venait nous arracher à une mort certaine. Nous nous embrassions tous, et des larmes de joie sillonnaient nos joues desséchées. Chacun se saisit de mouchoirs ou de différentes pièces de linge et les agitait pour faire des signaux au brick, qui s'approchait rapidement. Notre joie redoubla lorsque nous aperçûmes au haut de son mat de misaine un grand pavillon blanc. Dans notre délire, nous nous écriâmes « Nous allons être rendus à la vie, et c’est à des Français que nous devons notre salut ! »

Presque aussitôt, nous reconnumes le brick l'Argus. Il était alors à deux portées de fusil du Radeau, nous nous impatientions vivement de ne pas lui voir carguer ses voiles. Il les amena enfin et nous jetâmes de nouveaux cris de joie. L'Argus vint se mettre en panne à tribord à nous, à demie portée de pistolet. Tout l'équipage de ce navire était rangé sur le bastingage et dans les hauts-bancs, et des signaux répétés au moyen de leurs chapeaux et de leurs mains nous annonçaient la joie qu'ils ressentaient de pouvoir secourir leurs malheureux compatriotes. On mit un canot à la mer et un officier vint sur le Radeau, nous nous élançames cinq dedans, on nous mit à bord du brick, et l'embarcation retourna chercher les plus malades qui étaient encore sur la machine. En peu de temps nous nous trouvâmes tous à bord de l'Argus.

Qu'on se présente quinze infortunés presque nus, tout le corps et le visage couverts de coups de soleil, dix d'entre nous ne pouvaient se mouvoir et avaient tous les membres dépourvus d'épiderme, une profonde altération était peinte sur tous nos visages, nos yeux caves et presque farouches, de longues barbes nous donnaient encore un air plus hideux. Nous n'étions plus que les ombres de nous mêmes!

Nous trouvâmes à bord du brick de fort bon bouillon qu'on avait préparé dés qu'on nous eut aperçus. On y mêla d'excellent vin et on releva ainsi nos forces prêtes à s’éteindre. On nous prodigua les soins les plus attentifs et les plus généreux. Tous les officiers s'empressaient prés de nous et prévoyaient nos besoins avec une bonté touchante. Ils venaient de nous arracher à la mort et, nous enlevant de dessus le Radeau, leurs soins réitérés activèrent chez nous le feu de la vie.

Nos plaies furent pansées avec soin et, le lendemain, plusieurs de nous purent se soulever. C’est alors que nous sentîmes plus vivement toute l'étendue des maux que nous avions soufferts. Dans les derniers tems de notre séjour sur le Radeau, nous vivions dans la plus grande indifférence.

La manière dont nous fumes sauvés est vraiment miraculeuse, le doigt d'une Puissance suprême est marqué d'une manière frappante dans cet événement si fortuné pour nous. Le brick l'Argus avait été expédié du Sénégal pour venir à notre rencontre. Pendant huit jours il nous chercha inutilement. Croyant enfin que ses recherches étaient devenues inutiles, il fit voile pour la rade d'où il avait été expédié, pour y aller annoncer l'inutilité de ses perquisitions. C’est quand il courait sa bordée sur le Sénégal que nous l’aperçûmes le matin. Il n'était plus qu'à 40 lieues de la rade de Saint Louis, lorsque les vents passèrent au sud ouest. Le capitaine, comme par une espèce d'inspiration, dit qu'il fallait revirer de bord : les vents portaient grand largue sur la frégate, son intention était d'en sauver tous les objets qu'il aurait pu enlever et même quelques hommes qui ne voulurent pas s'embarquer au moment de l'évacuation.

Après avoir couru deux heures sur ce bord, les hommes en vigie au haut des mats annoncèrent un navire. Lorsque le brick se fut un peu plus rapproché de nous, à l'aide de lunettes on nous reconnut. Notre rencontre détourna le capitaine de l'intention qu’il avait d'aller à bord de la frégate, on dériva de bord et l’on courut sur la terre.

Le lendemain, à la pointe du jour, on en eut connaissance et nous la saluâmes par des cris de joie.
Plusieurs d'entre nous furent recueillis au Sénégal par des négociants français qui eurent pour nous tous les soins imaginables. Nos malheurs inspiraient sans doute la pitié, leur générosité fut extrême et ne se démentit pas un seul instant.

La Relation des évènemens qui se sont passés sur le Radeau de la Méduse, de Jean-Baptiste Savigny a été publié dans la NOUVELLE REVUE FRANCAISE, Avril 2001, n°557, pp. 222 - 255. Illustrations de Lionel Guibout.